Sección digital Otras reseñas Septiembre de 2008

Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel, 68. Une histoire collective [1962-1981], Paris, La Découverte, 2008, 847 p.[*]

Frédérique Langue

 

Une fois n’est pas coutume, le registre des célébrations et commémorations hexagonales n’a pas produit un ouvrage confit dans l’ethnocentrisme et les certitudes défaites des acteurs de l’Evénement. Cette somme conséquente de contributions des plus diverses s’insurge même, d’entrée, et revendique haut et fort son caractère presque inclassable: il s’agit bel et bien de dépasser l’épicentre français, et de s’inscrire dans une « séquence historique longue » — la conjoncture 1962-1981 — de l’ère post-coloniale à l’arrivée de la gauche au pouvoir, de la révolution cubaine à la révolution iranienne. Comme l’affirment à juste titre les coordinateurs de cet ouvrage, le contexte actuel conduit en effet, plus qu’à se réjouir de discours commémoratifs et des actes de contrition devenus l’obsession des pouvoirs en place, à repenser ce type d’événement. C’est à ce titre que les différents chapitres, et tout particulièrement « Changer le monde et changer la vie » s’intéresseront à d’autres aires culturelles, à un « ailleurs » .

Il est certes délicat de rendre compte d’un ouvrage aussi dense, si ce n’est en se fondant sur un fil directeur présent aux différentes étapes de cette chronologie des possibles : récit, film, objets, ailleurs, lieux, acteurs, traverses. L’« objet 68 » de cet ouvrage procède en effet d’un savoir historique inédit, différent de celui des témoins, des artistes ou des politiques coutumiers de ce type de témoignage. Il vise de ce fait à historiciser les regards, et reconnaît à l’image un rôle majeur, d’où l’importance accordée aux films et autres témoignages visuels. S’affranchir des mémoires particulières devient dès lors un impératif qui autorise la mise en exergue de modalités inédites d’émergence et de production du politique. Le renouvellement historiographique dans lequel se situe cette réflexion bénéficie incontestablement de la multiplication et de la diversification des sources disponibles, qu’il s’agisse de l’audiovisuel, des archives d’organisations politiques et syndicales, de celles de la police, de fonds privés ou de certains institut spécialisés comme l’incomparable Institut d’histoire sociale d’Amsterdam. L’anthropologie historique règne par conséquent en maître sur une grande partie des problématiques abordées. Ce livre ne prétend cependant pas à l’exhaustivité. Il ne vise — trop modestement peut-être — qu’à proposer une « cartographie du soulèvement » et à restituer de nouveaux paysages culturels qui recueillent aussi bien des « influences » à caractère local que l’impact du contexte international. L’autre vertu de cet ouvrage polyphonique réside par conséquent dans le recul salutaire qui est pris par rapport à une histoire conçue sur un mode strictement national, quand bien même certains chantiers seraient encore à venir. De même accorde-t-il une importance prépondérante à des acteurs oubliés ou passés sous silence par les histoires officielles, fussent-elles académiques : non seulement le mouvement estudiantin et la question sociale mais aussi la lutte des femmes ou la mobilisation des immigrés.

Dans cette perspective, les symboles de l’ « ailleurs » sont décryptés avec une attention particulière. Tel est le cas du massacre de Tlaltetolco, de la place dites des Trois cultures à Mexico, événement au départ insignifiant et qui acquiert le statut de « modèle » universel en un moment anniversaire, celui de l’assaut manqué de Fidel Castro contre la caserne Moncada. L’exemple mexicain — analysé par Annick Lempérière — est d’autant plus révélateur d’une contre-culture contestataire qu’il participe de l’histoire de la gauche mexicaine, dont le rassemblement ne se concrétisera qu’en 1988 avec le PRD. Au fil des différentes contributions consacrées à ces ailleurs, mais non exclusivement, un constat s’impose : la Révolution passe aussi par l’écriture, dans une temporalité qui voit coexister violence politique et non-violence (LIP contre Larzac, pour revenir aux « circonstances » hexagonales). Autre lieu de ce symbolisme latino-américain passé à la postérité, le Chili, qui suggère à Olivier Compagnon une question essentielle : en quoi le « drame chilien » du 11 septembre 1973 a-t-il encore valeur d’avertissement, malgré l’avènement des « nouvelles gauches », et leur présence au niveau de nombreux gouvernements du continent? Plusieurs mythes coexistent sur ce point (le Che …) qui nourrissent l’imaginaire européen. Considéré comme un « pays laboratoire », le Chili d’Allende avait reçu en novembre 1971 la visite de François Miterrand, de Claude Estier et de Gaston Defferre. Quelques mois après le congrès d’Epinay, F. Mitterrand avait salué cette synthèse réussie entre réformes des structures et libertés publiques. La « voie chilienne vers le socialisme » ne manqua d’ailleurs pas d’influencer l’élaboration du Programme commun de gouvernement.

Autres approches qui permettent de revenir sur la circulation des hommes et des idées entre les deux rives latines de mai 68 : l’étude du méconnu Cedetim (Centre socialiste de documentation et d’études sur les problèmes du tiers monde), créé en 1967 à l’initiative de militants du PSU). Cette « coopération rouge , émanence de l’extrême-gauche française préfigure dans une certaine mesure l’altermondialisme actuel de par ses positions anti-impéralistes et le soutien apporté à plusieurs mouvements de guérilla de par le monde (Amérique latine, Vietnam) ou encore à Cuba (texte d’Abderrahim Zerouali). De même faudrait-il mentionner les grandes figures intellectuelles du moment (Sartre-Foucault) étudiées par Judith Revel ; ou encore les « vies ultérieures » de cet événement politique qui « revendiquait une nouvelle façon de formuler l’Egalité en dehors de l’Etat et des partis », formulation empruntée à l’ouvrage de Kristin Ross, et ouvrait par conséquent d’autres « champs du possible ».

Au terme de cet ouvrage, les barricades du quartier Latin et l’occupation de la Sorbonne ne sont plus les seuls symboles de ces années qui ont fasciné et plus encore dérangé. A cet égard, l’ « histoire renouvelée » qui s’en dégage, selon l’expression de Ph. Artières, doit beaucoup à l’intelligence partagée et à la sensibilité manifeste des coordinateurs et des auteurs, historiens, sociologues, ou encore anthropologues qui, depuis quelques décennies, ont observé et « donné à voir » l’événement en même temps qu’ils en faisaient partie. Au-delà de la satisfaction intellectuelle qu’apporte ce parcours captivant, c’est un véritable plaisir que procure la lecture de ce livre, circonstance suffisamment rare pour ne pas être passée sous silence.


 

[*] Reseña originariamente publicada en la revista Nuevo Mundo / Mundos Nuevos.

ISSN 0327-7763  |  2010 Araucaria. Revista Iberoamericana de Filosofía, Política y Humanidades  |  Contactar